Le salon musical de M. et Mme de La Pouplinière au XVIIIe siècle

Introduction

En 1727, Le Mercure de France constatait : « Le goût de la musique n’avait jamais été si universel. On voit à Paris et dans les plus petites villes de province des concerts, des académies de musique qu’on entretient à grands frais, et il s’en établit tous les jours de nouveaux » (Le Mercure avril 1727, p. 747).

Cet avis est en effet révélateur : on peut dire qu’au XVIIIe siècle, la musique devient un des arts les plus pratiqués et les plus goûtés. Elle prend place dans toute la vie sociale, y compris dans les débats ou les querelles esthétiques : de simple art d’agrément elle devient le premier des beaux-arts. Elle devient aussi un objet de réflexion et d’étude scientifique de plus en plus fouillé, même si mouvement avait déjà commencé bien avant.

Elle est la compagne de la vie quotidienne et des fêtes : pour tout bourgeois qui se respecte, pour tout noble qui veut éblouir ou simplement pour chacun qui veut y trouver son plaisir, elle est là, présente et appréciée. Elle l’est bien sûr dans les institutions, de la cour à la à la cathédrale, mais elle l’est aussi dans des salons et châteaux et certains hôtes lui consacrent leur fortune et leur passion.

I- La musique au XVIIIe siècle à Paris

Paris est donc à cette époque, une ville où la musique est omniprésente : y entendre des concerts sacrés ou profanes fait quasiment partie du quotidien, et les mélomanes peuvent y consacrer leurs loisirs. Après la Régence, qui finit en 1723 et qui correspond à une époque de libération des mœurs et à un bouillonnement d’idées, le règne de Louis XV connaît une efflorescence artistique et littéraire remarquable. Un des traits dominants toutefois de cette période, c’est le rayonnement de foyers musicaux en dehors de Versailles et de la cour, en particulier à Paris. La ville devient ainsi un centre de propagation et de diffusion de la musique « contemporaine ».

Les moyens d’écouter de la musique se multiplient, sans bien sûr qu’on puisse comparer le XVIIIe siècle à nos jours : l’Eglise reste un lieu privilégié pour entendre la musique religieuse, notamment le grand motet français. L’Opéra (l’Académie Royale de Musique) devient quant à lui de plus en plus à la mode, même si l’institution connaît de sérieuses crises financières : il attire bon nombre de Parisiens, et aussi des personnalités de la cour. N’oublions pas enfin les scènes concurrentes : la Comédie Française, le Théâtre Italien qui proposent des intermèdes musicaux et des chansons et surtout l’Opéra-comique de la Foire qui met en place le genre : en 1762, il fusionne avec les Italiens ce qui lui donne un nouvel élan.

Plus tôt dans le siècle, en 1725, s’ouvre une nouveau lieu : le Concert Spirituel, une salle dans le palais de Tuileries (salle des Suisses, au 1er étage du pavillon central). Il s’agit de la première salle de concerts publique et payante : elle est régie par une association de concerts publics fondée par Anne-Danican Philidor. Le Concert Spirituel fonctionne pendant la relâche de l’Opéra, principalement pendant le Carême et l’Avent. Son programme offre de la musique religieuse, en majorité des grands motets, et aussi de la musique instrumentale. Des musiciens de la cour, de l’Opéra, de certaines maisons privées comme celle de La Pouplinière, enfin des artistes de passage, notamment des étrangers, viennent s’y faire applaudir : on y trouve Guignon, Blavet, Canavas (violon de La Pouplinière), Forqueray (le fils), Stuck… Des compositeurs comme Rameau, Mondonville ou Gossec, tous proches de La Pouplinière, y sont appréciés.

Le Concert Spirituel favorise d’autre part la diffusion de la musique instrumentale, qui devient ainsi de plus en plus goûtée pour elle-même, même si les « vedettes » à la mode et les prouesses techniques sont aussi responsables de cet engouement : il s’agit là d’une évolution caractéristique du XVIIIe siècle. Enfin le Concert Spirituel fait connaître les compositeurs étrangers : l’Italie s’impose tout d’abord, avec Vivaldi et son concerto Le Printemps qui connaît un immense succès à partir de 1728, date de la première exécution. Dans la 2e moitié du XVIIIe siècle, le Concert s’ouvre aux Allemands et accueille ainsi Mozart et Haydn.

En parallèle à ces institutions, des salons privés et des résidences de mécènes s’intéressent de près à l’art des sons : au XVIIIe siècle, leur rôle est prépondérant. Tout le monde connaît les salons intellectuels de Mme Geoffrin, de Mme du Châtelet, maîtresse de Voltaire et proche des Encyclopédistes (Mme du Châtelet joue d’ailleurs du clavecin pour Voltaire). Mais il existe aussi les salons aristocratiques ou bourgeois, plus particulièrement consacrés à la musique : celui du prince de Carignan, du financier Pierre Crozat, aussi amateur de peinture et qui protège Watteau, de Mme de Prie très attirée par la musique italienne (comme Crozat), enfin d’Alexandre-Jean-Joseph Le Riche de La Pouplinière (1693-1762) sans doute le plus fantasque et le plus prodigue d’entre eux.

Chez d’autres, les moyens sont plus modestes mais la passion pour la musique y est toujours présente, même si elle se teinte de snobisme et de mondanités. Voici ce que nous rapporte un mélomane du temps, Ancelet, en 1757 sur les concerts des particuliers :

« … ils forment des assemblées composées d’une grande quantité de gens désœuvrés et d’un petit nombre de connaisseurs ; les dames en font l’ornement et donnent de l’émulation aux acteurs. Plusieurs d’entre elles sont en état de juger les talents et même de [se] prononcer. La plus grande quantité aussi n’y viennent que pour s’amuser, causer et s’y montrer. Un grand nombre de jeunes gens inconsidérés, qui n’ont pour objet que l’assemblée, viennent s’y faire voir et blâment par air ce qu’il faudrait applaudir » (Observations sur la musique…, Amsterdam, 1757, reprint Minkoff, 1984, p. 38).

Les musiciens sont parfois de jeunes écoliers ou écolières que les parents poussent, pensant sans doute détenir un jeune Rameau ou un jeune Mozart et essaient ainsi de « rentabiliser » les leçons payées à prix d’or – elles coûtent cher : Rameau prend 8 livres (Philippe Lescat, L’Enseignement musical en France, Fuzeau, 2001, p. 76), entre 8 et 16 fois le montant d’une journée de travail à Paris :

« Les pères et les pères y mènent leurs enfants, pour leur procurer une certaine hardiesse et confiance […] ; ils veulent aussi jouir des dépenses qu’ils ont faites pour leur éducation. On est assommé par ces talents naissants, de sonates et de cantatilles, que l’on est forcé d’applaudir pour plaire aux parents. Une jeune demoiselle timide se fait longtemps prier pour chanter : on la détermine à passer au clavecin. Après grand nombre de révérences, elle assure qu’elle est enrhumée […] A force de presser la mesure, la cantatille finit, les révérences recommencent. A peine les gens qui ont un vrai talent ont-ils le temps de se faire entendre » (id., p. 39).

Bien sûr, le témoignage est partial : s’il ne prend pas en compte les grands foyers du mécénat musical qui œuvrent à un niveau professionnel exigeant, il nous montre une pratique musicale assez répandue dans la société.

Il faut toutefois distinguer la vie des salons de l’action même du mécénat : les premiers n’entretiennent pas forcément des musiciens même s’ils font appel à eux pour leurs soirées ou réceptions. Les mécènes en revanche, vont s’attacher des musiciens, les employant ou les protégeant : ils auront à cœur de les faire entendre lors de leurs fêtes ou de leurs concerts.

D’autre part, le mécénat au XVIIIe siècle n’a pas la même dimension que de nos jours : comme l’a montré le travail d’André Henebelle (De Lully à Mozart, Aristocratie, musique et musiciens à Paris, Champ Vallon, 2009), il est une attitude normale de l’aristocratie et du grand monde. C’est un démarquage social aussi important que de maîtriser les bonnes manières, d’avoir une éducation, etc. La musique est un plaisir coûteux et son exploitation se présente non seulement comme une marque de distinction, mais aussi plus profondément comme une éthique de noblesse, un « sens du devoir » (Hennebelle, p. 32). Pour certains de plus, le mécénat permet de justifier leur fortune qui devient ainsi, selon la formule d’Alain Viala, « une fortune symboliquement lavée » (id.), ce qui est le cas de La Pouplinière.

La valeur du protecteur se jugeait également à ses choix : s’il s’attache des personnalités reconnues, la « plus-value » retombe sur lui ou bien l’on admire sa « capacité à s’attacher les gloires artistiques du moment » (id.). C’est le cas de Rameau chez La Pouplinière, entré chez lui auréolé de son succès à l’Opéra.

Du côté des musiciens, il ne faut pas croire qu’ils soient méprisés : le mécénat représente un marchepied qui leur permet de passer du salon aux grandes institutions comme le Concert Spirituel ou l’Opéra. Le salon de La Pouplinière, que je voudrais vous présenter maintenant, illustre parfaitement toutes ces démarches

II- La Pouplinière, mécène excentrique

« Portrait de M. de La Pouplinière », gravure de Bachelou d’après Louis VigéeAndrea Soldi ou La Tour ?, « Leriche de La Pouplinière de Cheveigné »Le musicologue Georges Cucuel nous le présente ainsi : « Un homme de taille moyenne, d’une tournure élégante, avec une figure assez longue, mince et pâle ; les traits étaient fins, les yeux noirs très vifs ; […] il n’était pas beau, mais on oubliait vite ce détail parce qu’il était “fort poli” et “aimable”, qu’il avait “de l’esprit et beaucoup de monde (Moufle d’Angerville)” » (La Pouplinière et la musique de chambre au XVIIIe siècle, Paris, 1913, reprint Slatkine, p. 47). Voir aussi l’illustration ci-contre à gauche qui nous donne un portrait sans doute assez ressemblant d’après un tableau disparu de Louis Vigée. Un autre portrait, celui de Leriche de la Pouplinière de Cheveigné (illustration ci-contre à droite), attribué à de La Tour ou Andrea Soldi est douteux : il représente un tout jeune homme de 20-25 ans. Or s’il était celui de M. de La Pouplinière, il devrait avoir 44 ans, âge auquel il rencontre le peintre La Tour. D’autre part le nom de Cheveigné, n’est pas celui du mécène, mais celui de son neveu qui a partagé quelques soirées avec son oncle au château de Passy et qui les décrit dans ses mémoires (Cucuel, p. 194-196). Comme tout jeune aristocrate, ce neveu semble consacrer ses loisirs à la flûte, à moins qu’elle ne soit un accessoire nécessaire à sa posture de galant homme…

Revenons à M. de La Pouplinière lui-même : Grimm dans une des ses lettres, nous révèle quelques aspects de son caractère : « C’était un homme célèbre à Paris … on appelait la maison une ménagerie et le maître le sultan. Ce sultan était sujet à l’ennui, mais c’était d’ailleurs un homme d’esprit. Il a fait beaucoup de bien dans sa vie et il lui en faut savoir gré, sans examiner si c’est le faste ou la bienfaisance qui l’y a porté » (Correspondance de Grimm, V, 238, fév 1763). Ce témoignage doux-amer est très juste dans sa vision du rôle de mécène et de ses démarches intéressées.

Alexandre-Jean-Joseph de La Pouplinière est né en 1693 à Chinon dans une famille originaire du Limousin (avec titre d’écuyer). La Pouplinière est le fis d’un receveur général des finances qui possède déjà une grosse fortune. Il étudie au collège du Mans et de Caen. Il apprend le métier de la finance puis travaille avec son père qui lui assure une excellente situation (1720). Déjà attiré par la musique et les arts, il fréquente le concert de Pierre Crozat, amateur de musique italienne. La Pouplinière est également actionnaire des concerts italiens de Mme de Prie.

Après un scandale avec le prince de Carignan (1727), La Pouplinière est obligé de s’exiler en province : il lui avait ravi sa maîtresse, la chanteuse de l’Opéra, Marie Antier. La Pouplinière est déjà perçu comme un homme « à bonnes fortunes », c’est-à-dire un séducteur profitant de la vie.

Il entreprend ensuite un voyage de cinq mois en Hollande en 1731 pour lequel il nous laisse un journal. A la fin, arrivé à Calais, une réception l’attend qui comble sa « faim » de musique : « On nous reçut comme des dieux d’opéra avec une symphonie à grand chœur ; c’était du Vivaldi ; j’en louais le ciel ; je n’avais point entendu de musique depuis mon départ de Paris, j’en avais une vraie faim et je dirais volontiers que je dévorais trois ou quatre sonates… » (cité in Cucuel, p. 45).

Installé à Paris, La Pouplinière forme un salon où il reçoit des hommes de lettres, des artistes, des musiciens. Vers 1737 arrivent les peintres Carl Van Loo et Quentin de La Tour qui nous ont laissé des portraits de ses habitués. Voltaire, qui fréquente aussi la maison de Crozat, est sans doute le plus connu. Il a laissé de lettres qui nous renseignent sur la vie du salon de La Pouplinière, notamment entre 1734 et 1737.

Notons aussi que le fermier général est proche d’une société d’hommes d’esprit, la Société du Caveau. Elle a été fondée par Collé, Crébillon fils et Piron, un poète proche de La Pouplinière et qui a collaboré avec Rameau au théâtre de la Foire à partir de 1723. On y note aussi la présence de Panard, Gentil-Bernard et Fuzelier. Ce sont en fait de bons vivants, se réunissant dans un cabaret Le Caveau (d’où le nom) qui consacraient leurs soirées à la critique littéraire et à des chansons créées sur des timbres (publiés dans Le Mercure). Rameau en fit aussi partie.

Thérèse des Hayes, Mme de La Pouplinière : véritable mécène ?

Quentin de La Tour, « Madame de La Pouplinière » Musée Lécuyer, Saint-QuentinVers 1734, La Pouplinière noue une liaison avec une musicienne, Thérèse des Hayes ( Illustration ci-contre). Elle est la fille de Samuel Boutinon des Hayes et de Mimi Dancourt. Son père est protestant, a vécu à Genève et au Danemark et est sans emploi en France. La famille est loin d’être obscure ou misérable : les Boutinon sont de noblesse d’épée et comprend des relations importantes comme Claude Dupin ou Samuel Bernard, financier richissime. La mère de Thérèse, d’autre part, est Mimi Dancourt, une actrice de la Comédie-Française connue et appréciée. Elle est elle-même la fille de Florent Dancourt (1661-1725), dramaturge de cette même institution et mort en 1725.

En 1734, Thérèse des Hayes a 23 ans et La Pouplinière 41 ans. Elle tombe enceinte et sur la pression de quelques personnes de son entourage (Mme Tencin), La Pouplinière, pourtant farouche libertin (le « sultan » de Grimm…), consent à l’épouser en 1737.

Thérèse est un élève de Rameau : elle est douée et aime profondément la musique. Ses connaissances sont approfondies et elle pouvait soutenir des conversations sur d’autres terrains, notamment scientifique à l’instar d’une de ses amie, Mme du Châtelet. Mme La Pouplinière donne ainsi une critique dans le Pour et le Contre (xiii, 1737, p. 34-49) de la Génération harmonique de Rameau. Voici ce qu’elle note : « Le principe sur lequel se fonde [Rameau] nous est donné […] par la nature et que tout en est produit harmoniquement, arithmétiquement, géométriquement ».

En 1739, le couple La Pouplinière emménage dans un grand hôtel rue de Richelieu, à l’actuel n° 59. Voici une brève description de leur intérieur : au 1er étage, se situe une « salle de compagnie » avec un « clavecin de bois façon de la Chine », ces laques inspirées d’Extrême-Orient qui sont si à la mode dans les arts décoratifs au XVIIIe siècle. Puis suivent les salle à manger, salon, antichambre, la chambre à coucher du maître, une galerie et son cabinet de travail. Au second, réservée à madame : une chambre à coucher avec un « cabinet de toilette » qui est en réalité un vrai salon-boudoir, appelé aussi cabinet de musique. On y trouve « un clavecin de bois peint en noir et façon de la Chine, couvert d’un tapis de damas rouge » qui voisine avec une « toilette » (Cucuel, p. 108). Il comporte aussi une cheminée qui joue un rôle clé dans les relations entre les époux comme on le verra plus loin.

Mme La Pouplinière évolue dans un milieu d’intellectuels et d’artistes : cette haute aspiration de l’esprit jointe à une beauté remarquable et remarquée ont sans doute fait de Mme La Pouplinière l’esprit le plus recherché de Paris et le salon La Pouplinière n’aurait pas pu rayonner sans elle. Si son mari a la fortune, elle a pour elle le goût et la beauté. On pourrait même dire que c’est elle la véritable mécène.

Mme de La Pouplinière n’est pas non plus un esprit chagrin et ne mène pas une vie austère comme en témoigne une escapade avec ses amies femmes à Chaillot en 1745. Ecoutons le récit du valet de chambre de Voltaire :

« Ce fut un souper qui eut lieu à Chaillot dans un cabaret nommé la Maison-Rouge… J’y avais été envoyé la veille par Mme du Châtelet pour y commander un repas copieux et délicat destiné à une compagnie de six personnes distinguées. Ces […] convives […] étaient madame la duchesse de Boufflers, mesdames les marquises de Mailly, de Gouvernet, du Deffand et madame de La Pouplinière. […] C’était l’été et il faisait très chaud. Quoique vêtues à la légère, ces dames étant arrivées, se mirent encore plus à l’aise, se débarrassèrent d’une partie de leur parures et vêtements, hormis ceux que la bienséance leur prescrivait de garder. […] Ces dames s’amusèrent beaucoup, nous n’en pûmes douter. On les entendait rire et chanter et peut-être eussent-elles dansé, s’il y avait eu des violons et des cavaliers […]. Elles ne songèrent à quitter Maison-Rouge qu’après cinq heures du matin » (Mémoires sur Voltaire, Longchamp et Wagnière, 1826, cité in Cucuel p. 128-129).

Admirons cet aréopage de dames distinguées et savantes, liées pour certaines aux Encyclopédistes et philosophes, sans hommes, sachant prendre du plaisir à leur compagnie pour durer jusqu’à cinq heures du matin…

Toutefois, Thérèse a des préjugés assez solides, du moins des amitiés exclusives : elle a ainsi protégé Rameau (qui « fait la pluie et le beau temps » dans la maison) et a toujours concouru à faire tomber Rousseau qui fréquentait lui aussi le salon La Pouplinière. C’est le cas des Fêtes de Ramire de Voltaire qui passent des mains de Rousseau prévu au départ à celles de Rameau (1745).

A propos de cette haine, Rousseau note :

« Je ne pouvais rien comprendre à l’aversion de cette femme […] à qui je faisais assez régulièrement ma cour. Gauffecourt m’en expliqua les causes : “D’abord, me dit-il, son amitié pour Rameau, dont elle est la prôneuse en titre et qui ne veut souffrir aucun concurrent ; et de plus un péché originel qui vous damne auprès d’elle, et qu’elle ne vous pardonnera jamais, c’est d’être Genevois ” […] “Quoique La Popelinière, ajouta-t-il, ait de l’amitié pour vous, et que je le sache, ne comptez pas sur son appui. Il est amoureux de sa femme, elle vous hait ; elle est méchante, elle est adroite : vous ne ferez jamais rien dans cette maison.” Je me le tiens pour dit » (Rousseau, Confessions).

Durant leur union, La Pouplinière a-t-il été fidèle à sa femme ? Il continue sans doute sa vie « libre » car il s’intéresse de près à Mlle Clairon, célèbre chanteuse qui débute à l’Opéra en 1743. On lui prête une « sultane favorite », Mlle Bourbonnois, chanteuse elle aussi. On peut penser que Mme La Pouplinière a dû se détourner de son mari qui n’était pas vraiment réputé pour sa fidélité exemplaire. Elle prend un amant, le duc de Richelieu, mais leur liaison se finit de manière tragique pour Mme La Pouplinière.

En 1744, cet aristocrate, descendant des neveux du cardinal de Richelieu, fait donc la connaissance du couple La Pouplinière. C’est un militaire fameux, séducteur mais aussi libertin peu scrupuleux, à la longévité impressionnante (mort à 92 ans !). Il séduit Mme La Pouplinière et entretient une liaison avec elle mais qui est rapidement ébruitée. En conséquence, La Pouplinière bat violemment sa femme tellement que le « sang avait coulé de toutes parts » (rapports de police 1746). La vie devient très difficile dans le couple en raison de la jalousie de La Pouplinière. Marmontel note : « on a de la peine à concevoir comment deux êtres aussi fortement aliénés pouvaient habiter ensemble » (cité dans Cucuel, p. 155).

Le 28 novembre 1748 intervient l’épisode de la cheminée où l’ingénieur Vaucanson, protégé de La Pouplinière, est présent et joue un rôle. L’histoire nous est rapportée par Marmontel, écrivain et habitué du salon depuis 1749 : il la tient sans doute de témoins oculaires comme Vaucanson.

Ce jour-là, en l’absence de Mme La Pouplinière, son mari escorté de l’ingénieur et de Ballot de Sovot (avocat au parlement de Paris, familier de La Pouplinière et ami de Voltaire), examine les appartements privés de sa femme. Tous remarquent la cheminée du boudoir, éteinte alors qu’il faisait déjà froid. Vaucanson aperçoit une construction à l’intérieur avec des joints pratiquement invisibles :

« – Ah ! Monsieur s’écria-t-il en se tournant vers La Pouplinière, le bel ouvrage que je vois là ! Et l’excellent ouvrier que celui qui l’a fait ! Cette plaque est mobile, elle s’ouvre, mais la charnière est d’une délicatesse… ! […] Rien n’est plus merveilleux
– Et que me fait votre merveille ? Il s’agit bien d’admirer […] Qu’on m’appelle un [ouvrier] qui fasse sauter cette plaque.
– C’est dommage dit Vaucanson de briser un chef d’œuvre aussi parfait que celui-là. » (Marmontel, Mémoires).

De toute évidence Vaucanson, tout à son admiration professionnelle, n’avait pas encore compris ce que La Pouplinière a saisi immédiatement à la vue de la cheminée : elle s’ouvrait sur un appartement voisin loué par le duc de Richelieu au 57 rue Richelieu. Celui-ci l’avait fait construire fin 1746, pratiquement deux ans avant sa découverte. Quand Mme La Pouplinière rentre, une scène violente éclate devant des intimes, dont le maréchal de Saxe. Ce dernier ordonne à La Pouplinière de se calmer mais s’extasie lui aussi sur l’invention de la cheminée et reproche plaisamment à Mme La Pouplinière sa préférence donnée à Richelieu : « encore si c’était moi ! ».

Ces réactions montrent en fait que ce n’est pas tant l’infidélité qui choque La Pouplinière (il n’avait pas de leçons à donner sur ce plan-là), mais le ridicule et le scandale qui s’ensuit : Richelieu en effet ne se gêne pas pour répandre l’anecdote qui met en valeur sa réputation de séducteur. L’histoire remonte jusqu’à la cour où Mme de Pompadour blâme les deux amants qu’elle n’aime pas. Des pamphlets, billets et chansons font le tour de Paris et l’on crée même des « bijoux à la cheminée »… Les conséquences, comme souvent au XVIIIe siècle, retombent sur la femme et c’est Mme La Pouplinière qui en pâtit : sa réputation est compromise et son mari finit par la chasser du domicile conjugal.

En 1749, elle se retire d’abord chez sa mère puis dans un appartement rue de Ventadour. La Pouplinière se fait prier pour lui verser une pension lui permettant de subsister. En 1756 a lieu toutefois un dernier rapprochement entre Mme La Pouplinière et son mari. Ce dernier tombe gravement malade : Thérèse s’installe chez lui, le soigne avec dévouement. La Pouplinière guérit et lui accorde une pension importante (2000 livres). Malheureusement Thérèse meurt cette même année d’un cancer que l’on dit provoqué par les coups donnés par son mari (mais c’est en fait une maladie répandue dans sa famille).

Deuxième époque du salon de La Pouplinière : l’arrivée de la musique étrangère

Avant la séparation et la tragique aventure de la cheminée, La Pouplinière décide de louer au descendant de Samuel Bernard un fastueux château à la campagne en 1747 : le château de Passy. Passy est une villégiature à la mode, fréquentée et habitée par la noblesse : l’on y vient prendre les eaux. De plus, elle est assez proche de Paris pour pouvoir aller au théâtre ou à l’opéra depuis sa campagne…

Voici une description de la résidence qui devient vite célèbre pour ses fêtes et ses habitués : elle évoque pour nous un palais enchanté un peu à la manière d’un tableau de Watteau. Le château a trois pavillons. À l’intérieur, au rez-de-chaussée, se trouvent en enfilade des salons et une salle à manger. Des décors sont de Huet : « des panneaux de paysages, animaux, fruits, fleurs et autres » (Cucuel, p. 143).

Au 1er étage, dans une pièce, « un buffet d’orgue de 10 pieds de haut, … orné d’architecture, sculpture, d’attributs de musique » (id.). Une grande galerie fait suite, la « pièce la plus artistique de la maison » (Cucuel p. 144) : les murs sont décorés de papier de Chine, les moulures sont peintes en blanc et or, la cheminée est en marbre griotte d’Italie. C’est la pièce réservée aux concerts, bals et soupers. Au fond de la galerie, la chapelle décorée par le peintre de Troy. Au 1er encore, trois petits appartement et au second, 17 chambres d’amis numérotés. Il ne manque même pas un petit appartement desservi par un escalier dérobé à l’entresol, réservé à M de La Pouplinière et à ses aventures secrètes…

Le parc est de Le Nôtre, de plus de huit hectares. Un perron conduit à une « terrasse sablée ornée de douze vases de faïence bleue et blanche » (Cucuel, p. 145) qui permet de jouir de la vue sur les vignes d’Auteuil, des terrains non cultivés et sur la masse sombre et encore sauvage du Bois de Boulogne… Le parc présente des parterres à la française, une orangerie, une volière mais aussi des coins plus isolés et poétiques comme ce petit bois d’essences variées et dont chaque tronc offre un appui aux chèvrefeuilles répandus à profusion ; dans un bosquet un groupe de pierre, une femme et trois enfants, représente la musique.

La Pouplinière fit construire une salle de théâtre dans le parc, à l’orangerie, avec 200 chaises de paille, gradins, décorations, « un lustre de bois doré, une douzaine de plaques à bobèches pour supporter les lumières » (inventaire 1763, Cucuel, p. 145). Tout a disparu en 1826 pour faire place à un nouveau quartier, celui de Boulainvilliers.

Après la séparation avec sa femme, s’ouvre une période où La Pouplinière mène une vie encore plus licencieuse avec des chanteuses et des danseuses de l’Opéra. Le ton du salon change : les littérateurs et musiciens ne disparaissent pas (Rameau, Voltaire) ni non plus les fidèles comme La Tour, Van Loo et Vaucanson, mais tous se mêlent à de nouveaux habitués, filles d’opéra, acteurs, femmes légères et surtout les étrangers. À partir de ce moment, le règne de Rameau et de la musique française s’éclipse : des musiciens étrangers, des allemands principalement, sont recrutés

Dans les années 1753, apparaît une nouvelle « sultane », Jeanne Thérèse Goermans dite Mme de St-Aubin (née en 1727), fille d’un facteur de clavecin et elle-même claveciniste et chanteuse. Elle vit avec La Pouplinière et s’installe chez lui. Avec elle « la maison de M de La Pouplinière devint […] le séjour de la tracasserie et de l’horreur » (Cucuel, p. 191). Elle est cassante, autoritaire et favorise son clan. Elle dégoûte certains qui refusent de plier : Van Loo et Rameau partent, le dernier définitivement en 1753.

C’est donc une période qui se termine : La Pouplinière se tourne vers d’autres centres d’intérêt, notamment les Bouffons et la musique vocale italienne. Il se passionne pour la musique allemande et ses artistes : il engage Stamitz comme successeur de Rameau en 1754.

Après 1758, la faveur de Mme de Saint-Aubin décline. Elle veut marier La Pouplinière et garder ainsi la main dans la maison. C’est pourquoi en 1759, La Pouplinière épouse Marie-Thérèse de Mondran, originaire de Toulouse, mais ce sont en réalité Jélyotte (chanteur à l’Opéra) et Mondonville, bien reçus dans la société toulousaine, qui se sont entremis pour ce mariage. Mlle de Mondran est d’une ancienne famille noble mais désargentée. Elle joue de la guitare, du tambourin, du clavecin et de la vielle : elle est une musicienne accomplie et réputée pour sa beauté que l’on juge toutefois assez froide.

La Pouplinière a 66 ans et Marie-Thérèse Mondran 21 ans ! Peu après son mariage, Mlle de Mondran chasse la Saint-Aubin et « toute la canaille qui était dans cette maison » (Cucuel, p. 236). Vaucanson disparaît et Marmontel s’abstient d’y apparaître. Le mariage est de courte durée : le « sultan » sans doute assagi par les ans, meurt le 5 déc 1762 après 10 jours de maladie.

L’orchestre de La Pouplinière

Un seul document fiable nous reste sur l’orchestre : l’Etat des appointements des musiciens de La Pouplinière à sa mort. Il fait apparaître dans l’orchestre, 1 violon solo (Canavas), 2 premiers violons (dont Gossec), 2 seconds violons, 1 flûte, 1 hautbois, 2 clarinettes, 1 basson, 2 harpes (dont 1 jouant du cor), 1 violoncelle, 1 contrebasse (aussi cor), 1 clavecin (Mme Gossec), donc 15 instrumentistes en tout. Nous n’avons pas d’état avant 1762 : durant la période de Rameau, nous sommes en face d’un manque documentaire important.

Voltaire nous indique toutefois que La Pouplinière reprend les musiciens du prince de Carignan décédé en 1741. Un document d’archives nous livre le nom de ces musiciens, l’Etat général des créanciers du prince de Carignan : on y note Spourny (un italien), Blavet (flûte), Dilesius (violon), Sidler (basson), Vautier, Barbarini (musicienne, sans doute chanteuse). D’autres musiciens n’ont point fourni leurs titres : Anteaume, Guignon (violon), Aubert, Baptiste (Jean-Baptiste II Anet). Quels sont ceux qui passent chez La Pouplinière ? Joseph Canavas, Michel Blavet, Jean-Pierre Guignon (à Carignan depuis 1730) ? On peut le supposer.

Chez La Pouplinière, le coût de l’orchestre par an se chiffre à la somme impressionnante de 20 872 livres 20 sols – rappelons que la journée d’un ouvrier à Paris s’élève entre une demie ou une livre. Il faut compter en plus les extraordinaires, les auditions de musiciens de passage, l’entretien, l’accord, l’achat de partition, ce qui donne en plus 10 à 12 000 livres. Total : environ 32 872 livres (1 livre vaut à peu près 15 € de 2002, ce qui nous donne le chiffre de 492 000 € !).

III- Quelques musiciens à Paris

Plutôt que de donner des biographies musicien par musicien, ce qui serait répétitif, je voudrais insister sur leurs traits communs ou au contraire sur leurs divergences. Commençons par Rameau qui dirige la musique de La Pouplinière et compose pour lui pendant 17 ans environ.

1- Jean-Philippe Rameau (1685-1764), chef d’orchestre

Il faut prendre conscience que Rameau s’est d’abord fait un nom comme théoricien (Traité d’harmonie, 1724) et comme claveciniste. Il gagne en réalité sa vie comme organiste d’église. Enfin, avant la notoriété due à ses succès à l’opéra, Rameau donne de la musique pour des comédies, celles de la Foire (musique perdue) ou de la Comédie Française. Avant La Pouplinière le musicien est protégé par le prince de Carignan, rival du mécène, grand seigneur fantasque, débauché, amateur d’opéra et directeur de cette institution. Les mauvaises langues le nomment d’ailleurs « directeur des filles de l’Opéra ».

Rameau arrive sans doute après le succès des Indes galantes vers 1735 ou 1736, selon une nouvelle datation donnée par le musicologue Graham Sadler (The New Grove Dictionary, 2001, article « Rameau »). Rameau a dû être poussé par Mme de La Pouplinière, Thérèse des Hayes, qui connaît La Pouplinière vers 1734. Elle est son élève et grande admiratrice du musicien et du théoricien, comme nous l’avons vu. La Pouplinière mise donc sur une vedette et accroît ainsi la célébrité de son salon : intérêts croisés de part et d’autre entre un mécène intéressé et un compositeur ayant besoin de conforter sa situation matérielle et morale.

Chez La Pouplinière, Rameau est chef d’orchestre. Ses tâches consistent à diriger et faire répéter les concerts plusieurs fois par semaine. Il tient l’orgue à Passy le dimanche matin entre 1747 et 1753. C’est aussi le compositeur officiel du mécène : petits opéras, revues, cantates. Deux de ses deux motets (In convertendo et Laboravi) sont peut-être exécutés dans la chapelle de Passy. Son salaire s’élève entre 1200 et 2000 lires. Autres avantages : la maison est célèbre, la table bonne, le poste amène des aubaines et gratifications, des auditions au Concert Spirituel, des recommandations auprès des éditeurs.

Le poète Piron décrit ainsi Rameau :

« Toute son âme et son esprit étaient dans son clavecin ; quand il l’avait fermé, il n’y avait plus personne au logis. Il était onze heures du matin ; il allait aux Tuileries pour y trouver de l’appétit et bien représenter à la table de quelques gros financier qui dans sa première jeunesse, s’étant amouraché des violons de nos guinguettes, s’était raffiné le goût sur la cuisine et sur la musique et ne manquait pas de mettre à grand honneur celui de boire avec votre illustre associé. » (Maret, Eloge de Rameau, 1765, cité in Cucuel, p. 58).

Rameau obsédé par la musique ? Sans doute. Profiteur et pique-assiette, c’est sûrement plus complexe. Quant à La Pouplinière, amateur mal dégrossi au départ, amateur d’airs à boire ou de musique légère, puis se raffinant au contact de ses musiciens, c’est fort probable.

Comme nous l’avons vu, Rameau quitte La Pouplinière en 1753 (il a 70 ans) en butte aux tracasseries et intrigues de la nouvelle maîtresse, Mme de Saint-Aubin, mais aussi parce que les goûts de La Pouplinière évoluent : il préfère maintenant la musique des Bouffons, prend partie pour le « Coin de la Reine » (la musique italienne) et s’ouvre à la musique étrangère.

2- Le cercle de La Pouplinière

Certains musiciens parmi les meilleurs font partie du cercle de La Pouplinière, qu’ils lui soient attachés ou non : Guignon, Mondonville, Blavet ou Canavas. Mais on ne peut pas écarter aussi ceux qui jouent à l’Opéra ou au Concert Spirituel comme pour Jean-Marie Leclair. C’est la même génération : Leclair est né en 1697, Blavet en 1700, Guignon en en 1702, Mondonville en 1711. Rameau est l’« aîné » : né en 1685, il a la cinquantaine lorsqu’il entre chez La Pouplinière.

Ils sont reconnus socialement et ont eu une carrière flatteuse : presque tous ont pu jouir de postes à la cour. En effet, encore à l’époque de Louis XV, une charge à la cour, dans la Chambre ou à la Chapelle, reste une marque de reconnaissance, l’assurance d’un emploi plus stable et une position dans le monde musical. Les postes les plus prestigieux sont ceux de la musique religieuse, comme celui de sous-maître de la Chapelle que Mondonville occupe entre 1740 et 1758 : c’est un des postes les plus renommés de France.

Le mélange de musiciens français et italiens est une autre particularité du milieu parisien. À ce propos, on ne peut pas passer sous silence le rôle important du prince de Carignan : prince de la maison italienne de Savoie, il arrive à Paris en 1718 et fait venir des musiciens de son pays natal (Turin).

Joseph Canavas (1714-1776) est violoniste attaché au prince puis à La Pouplinière. Fils de Marc-Antoine Canavas musicien de Turin, il a pour frère Jean-Baptiste (violoncelle) et pour sœur Clara (chanteuse), tous venus à Paris grâce au prince de Carignan. Joseph joue au Concert Spirituel Le Printemps de Vivaldi en 1758. Il est le cousin germain de Giovanni-Battista Somis (1686-1763), aussi violoniste de Turin, élève de Corelli, fondateur de l’école de violon piémontaise. Avec son frère Giovanni-Lorenzo et sa sœur Christine, ils viennent faire carrière à Paris aussi appelés par le prince de Carignan. Somis a pour élève Leclair, Guignon et d’autres. Christine Somis est une chanteuse réputée et appréciée, elle est proche de La Pouplinière car elle épouse Carl Van Loo, peintre fréquentant après 1738, le salon du mécène. Enfin Jean-Pierre Guignon, proche de Vaucanson, est aussi né à Turin, il arrive en 1725 à Paris, se fait connaître au Concert Spirituel avec Mondonville. Il mène une carrière brillante en France où il devient musicien du roi.

Nous avons donc avec ces musiciens, Somis, Canavas et Guignon, une avancée certaine de la musique italienne de violon en France, et notamment de celle de l’école de Turin. Elle se signale, dans la lignée de Corelli, par sa technicité plus importante et par son exploitation virtuose de l’écriture violonistique. Leclair fera ainsi la synthèse entre cette école et une tradition plus française reposant sur la musique de danse et l’art délicat de l’ornementation.

Enfin, tous ces musiciens sont à la fois instrumentistes et compositeurs, certains plus spécialisés que d’autres. Il est courant qu’au XVIIIe siècle, les musiciens associent les deux « casquettes », même si certains n’écrivent que pour leur instrument comme Guignon (sonates et concertos pour violon). A l’époque, « l’art de préluder » – l’art de l’improvisation qui est une sorte de création sur le vif – est courante pour tous et fait l’objet de conseils et exercices dans les traités, comme dans L’Art de préluder de Jacques Hotteterre (Paris, 1707). De même la pratique de la basse continue amène tout naturellement à la composition : elle en représente les premières étapes.

Selon les cas, les musiciens sont parfois amenés à donner des musiques liées à leur charge, comme les opéras-comiques que Blavet écrit pour les spectacles du comte de Clermont. Toutefois, la consécration pour un compositeur, c’est l’Académie Royale de Musique : elle attire des artistes comme Rameau ou Leclair (Scylla et Glaucus, son opéra écrit à près de 50 ans en 1746). Enfin n’oublions pas non plus la consécration par le public du Concert Spirituel : si Mondonville s’est fait remarquer comme violoniste virtuose, il obtient également du succès pour ses motets qu’il donne à partir de 1739 dans la salle des Suisses.

Citons pour terminer une carrière typiquement parisienne : celle de Jacques Duphly, un claveciniste de Rouen (1715-1789). Après des postes d’organiste (comme Rameau) dans sa ville natale, il rejoint la capitale après 1740 où il se fait vite une réputation d’excellent claveciniste, compositeur et pédagogue. Il est célèbre pour son toucher et pour la grâce de son ornementation : Rousseau lui-même le cite comme un modèle dans son Dictionnaire de musique (1768) à l’article « Doigter ». Dans les années 1750, il est recherché par la haute société parisienne et s’attache à l’hôtel de Juigné. Il nous laisse quatre livres de clavecin : certaines de ses pièces s’inscrivent dans l’héritage de Rameau dont il cite même des motifs musicaux (La Boucon, Les Colombes). Il est sûrement un habitué du salon La Pouplinière si l’on en croit les titres de ses pièces : La Boucon déjà citée, La Van Loo, La de La Tour et La de Vaucanson

Les automates de Vaucanson, un ingénieur du cercle de La Pouplinière: le tambourinaire, le canard et le flûteur. Gravure de Gravelot, dans Vaucanson, Le Mécanisme du flûteur automate, 1738Parmi tous ces musiciens, apparaît le flûtiste Blavet, qui dit-on aurait participé à la mise au point du flûteur de Vaucanson, un automate qui jouait de la flûte et qui avait fait sensation à Paris (illustration ci-contre). Toutefois on ne sait pas si le musicien a été véritablement au service de La Pouplinière. Il l’est sûrement auprès du prince de Carignan mais il le quitte en 1731 sans doute en raison de la situation catastrophique du prince, endetté jusqu’au cou. Blavet se met alors au service du comte de Clermont où il est surintendant de la musique. Il semble donc difficile qu’il soit musicien attaché de La Pouplinière : il est plus certainement un invité de passage.

3- Des « vedettes » virtuoses

Les musiciens attachés ou proches de La Pouplinière sont des sommités dans leur art : ils passent pour les virtuoses de l’époque. Tous sont acclamés au Concert Spirituel, l’institution parisienne qui consacre la popularité des artistes. Michel Blavet, plus encore que les autres, a joui de ce type de tribune : il la domine pendant presque 25 ans de 1726 à 1749. Mondonville et Guignon forment quant à eux un duo de violons qui étonnent et enchantent les spectateurs par leurs prouesses et leur expressivité. Duo qui scelle une amitié entre les deux hommes, malheureusement mise à mal par Guignon de caractère difficile et ambitieux.

Remarquons que bien de ces musiciens promeuvent les instruments « à la mode » comme le violon et la flûte. Ce n’est pas tant leur présence qui est nouvelle que leur facture et leur jeu qui ont évolué. De même la littérature qui leur est consacré fait une large place à l’influence étrangère dont celle de l’Italie qui remonte toutefois à la fin du XVIIe siècle. La sonate en trio – deux violons et basse continue – et surtout la sonate de soliste s’imposent ainsi de plus en plus (Mondonville, Leclair).

Jacques Hotteterre, Principes de la flûte traversière, Paris, 1707, gravure PicartLa flûte traversière ou flûte « allemande » (illustration ci-contre à gauche) connaît ainsi un essor prodigieux : à la fin du XVIIe siècle sa facture évolue et progresse (apparition de la flûte à une clé) grâce à des facteurs de la famille Hotteterre et grâce à de brillants instrumentistes, comme Jacques Hotteterre lui-même. Si l’on en croit Michel de La Barre à la fin du XVIIe, le roi Louis XIV lui-même a pesé dans cette évolution du goût : il a tenu à remplacer les antiques musettes de l’Écurie par des flûtes traversières. Il y a donc un engouement pour ces instruments désormais réévalués et transformés. C’est ce que nous rapporte Hotteterre dans la préface de son traité : « Comme la flûte traversière est un instrument des plus agréables et des plus à la mode, j’ai cru devoir entreprendre ce petit ouvrage » (Principes de la flûte traversière, Ballard, 1707). Pour Hubert Le Blanc, elle « ouvre le cœur des dames et la porte des salons » ! (cité dans Doyon et Liaigre, p. 70).

La facture de la flûte évolue : elle devient de perce conique et non plus cylindrique, elle est divisée en trois parties, jointes par des viroles, la tête, le corps et la patte. Vers la fin du XVIIe siècle, on lui adjoint une clé sur la patte pour la note la plus grave à atteindre par le petit doigt. Vers 1720, l’instrument est en quatre parties : le corps se partage en deux (illustration ci-contre à droite : portrait de M. de La Pouplinière de Cheveigné). Enfin des corps de rechange (la tête) lui permettent de changer de diapason selon les orchestres ou les lieux où elle joue.

Des virtuoses exploitent désormais ces nouvelles avancées de la facture : Blavet en est le représentant le plus connu et le plus important de la 1ère moitié du XVIIIe siècle, comme le note Daquin de Château-Lyon : « De l’aveu des connaisseurs, M. Blavet ne connaît personne au-dessus de lui pour l’exécution des sonates et des concerts ; l’embouchure la plus nette, les sons les mieux filés, une vivacité qui tient du prodige ».

C’est pourquoi Vaucanson a à ses côtés des conseilleurs avisés et pour la création de son flûteur : il n’a pas dû aller chercher loin les plus grands professionnels du temps. L’abbé Desfontaines nous rapporte ainsi que Blavet « régla l’air du Rossignol » joué par le flûteur. On peut s’interroger sur le sens du mot « régler » (composer, vérifier sur le rouleau, jouer pour ce dernier ?), mais on ne peut nier l’influence bénéfique du virtuose sur Vaucanson. Ainsi la pièce de Blavet, « Rossignol ton ramage tendre » pour flûte seule, est-elle celle que jouait l’automate ?

Dans tous les cas, Desfontaines, et d’autres témoins comme de Luynes, ont été surpris de l’interprétation du flûteur. Il exécutait les traits les plus spécifiques de la virtuosité « à la française » : sons enflés et diminués, tenues, échos (les nuances forte et piano), ornements. Parmi ces derniers, qui sont expliqués dans le traité de Hotteterre, Desfontaines admire les « cadences perlées » qui forment l’ornement le plus caractéristique, aussi utilisé par les chanteurs, et que l’on pourrait schématiquement comparer au trille moderne. C’est l’ornement français par excellence, brillant et chatoyant. Remarquons toutefois une fausse note dans ce concert : de Luynes trouve que le jeu du flûteur n’est pas « dans la dernière perfection » ! (La musique à la cour de Louis XIV et Louis XV d’après les Mémoires de Sourches et de Luynes, Paris, Picard, 1970, p. 60).

4- Les musiciennes

Il ne faudrait pas oublier en quittant cette évocation de la musique au XVIIIe siècle, un groupe spécifique presque toujours passé sous silence : celui des musiciennes, dont certaines ont été les élèves de Rameau. Nous avons vu le rôle prééminent de Mme La Pouplinière, au destin tragique, mais il faut aussi évoquer Mme Rameau (1707-1785), si injustement perdue dans l’ombre de son époux : Marie-Louise Mangot est la fille d’un symphoniste du roi, sans doute élève de Rameau. Elle s’est mariée en 1726 à 19 ans avec Rameau qui en a 41. Elle lui a survécu 21 ans et meurt à 78 ans. Elle chante et avait « beaucoup de talents pour la musique, une fort jolie voix et un bon goût de chant » (Maret). Elle était aussi une claveciniste accomplie capable sans doute de jouer les pièces de son mari. Elle devait avoir un certain rôle chez La Pouplinière, à la fois comme soliste mais peut-être aussi comme accompagnatrice. Anne-Jeanne Boucon (1708-1780), claveciniste, est aussi une élève de Rameau ; elle épouse Mondonville en 1747. Rameau et Duphly nous en ont laissé tous deux un portrait musical plein de charme. Christine Somis (1704-1785), est quant à elle une chanteuse, fille d’un des plus grands violonistes européens, Lorenzo Somis. Elle avait selon les témoins, une « voix de rossignol » (cité in Cucuel, p. 110) et avait dû garder bien des qualités du chant italien. Elle épouse le peintre Van Loo en 1733 et celui-ci l’amène à Paris où elle fait les délices des salons de l’ambassadeur prince d’Ardore et de La Pouplinière. Les époux Van Loo organisent aussi des concerts chez eux, sans doute pas avec le même faste que les mécènes fortunés, mais sûrement avec sincérité et professionnalisme.

Enfin n’omettons pas de mentionner que c’est une femme qui a pu aider Vaucanson à mettre au point son flûteur : il s’agit de « la fille d’un avocat très instruite qui aurait concouru essentiellement à conduire le mécanisme relatif à la musique » (ms Grenoble, in Doyon-Liaigre, p. 46).

Il ne faut pas voir ces femmes comme des « Grâces », discrets ornements de salon, mais véritablement comme des artistes à part entière, professionnelles de haut niveau, capables également de prendre part aux conversations et aux débats scientifiques ou esthétiques. Elles sont les grandes oubliées de la musicologie et de l’histoire scientifique : dans les dictionnaires, elle apparaissent toujours comme femme de… ou fille de… Sans elles, bien des concerts n’auraient pu avoir lieu, des salons de briller, des idées de se répandre : la vie artistique parisienne leur doit en grande partie son charme, son élévation et son intérêt.

Conclusion

Ce que nous apprend donc cette étude, c’est la place que tenait l’art des sons dans la vie sociale et intellectuelle. La musique se déploie dans les salons mais également dans la vision d’une certaine société qui a consacré ses forces au progrès sous toutes ses formes : celui des connaissances, celui des techniques enfin celui de l’ « esprit humain », pour reprendre un titre de Condorcet. Au sein de ces forces de l’esprit, la musique joue un rôle indéniable : art du plaisir et de l’éphémère, mais aussi objet d’étude et de rigueur qui s’impose avec tous ses moyens expressifs dans le paysage du « siècle des Lumières ».

Bertrand Porot
Professeur des universités en histoire de la musique baroque
Université de Reims, CERHIC-IReMus
http://www.univ-reims.fr/site/laboratoire-labellise/cerhic-ea-2616/membres/bertrand-porot,11921,21254.html

Bibliographie

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